En retard ? Ne forcez pas la porte !

Ce titre mystérieux à la “Alice au pays des merveilles” prolonge un premier post de l’année dernière, sur un plan plus acoustique.

L’article qui va suivre devait à l’origine être publié dans les Cahiers de l’Audition, et, les grands esprits se rencontrant (…), il a été abordé d’une manière nettement plus développée, précise et intéressante par Fabien SELDRAN. Je ne saurais trop vous conseiller de lire son excellent article dans le numéro 2/2023 des Cahiers de l’Audition (36-41).

Je voulais donc pour ma part aller un peu plus loin que le premier post sur le sujet, dans lequel je n’abordais pas en détail le phénomène physique de « l’ampclusion » ou des « interférences destructrices » qui résultent de l’apparition d’un filtrage en peigne des aides auditives.

En retard ? Forcer la porte ? ces mystères seront dévoilés au fur et à mesure de la lecture. Suspense insoutenable !

Les bases du problème

Les aides auditives numériques, en fonction des choix technologiques des fabricants et des traitements du signal utilisés, présentent un délai entre la captation du signal et sa sortie de l’aide auditive après traitement du signal. Ce phénomène est connu sous le nom de « group delay » en électronique.

Ce délai était très faible avec les aides auditives analogiques (inférieur à 1ms) à l’époque où elles co-existaient encore avec les premières aides auditives numériques, mais il a pris de l’importance avec l’apparition de ces dernières. Il est aujourd’hui très variable d’un fabricant à l’autre, de 0,5 à plus de 10ms en 2023.

Si l’effet du délai de traitement du signal est discuté quant à la qualité sonore perçue par les porteurs d’aides auditives, avec une potentielle perception d’écho de sa propre voix, l’effet acoustique le plus important est celui de l’apparition d’interférences dans le signal combiné. Le signal combiné étant la résultante acoustique du signal direct (entrant par le conduit sous l’effet de l’évent) et du signal amplifié par l’aide auditive. 

Cela signifie qu’en introduisant un délai, une aide auditive introduit potentiellement des oppositions et des sommations de phases entre le signal direct et le signal amplifié, phénomènes que l’on nomme « interférences destructrices ».

Un peu (très peu !) d’acoustique de base

D’un point de vue électronique, l’aide auditive introduit un délai de quelques millisecondes entre le signal direct et le signal amplifié, ce qui crée un déphasage entre ces deux signaux. La relation entre le retard acoustique (délai = ∆t) et le déphasage ∆fi est définit par la formule :

On a donc deux cas remarquables :

  1. Le signal direct contient une fréquence f = n.(1/∆t) alors ∆fi = n.2π = 0° = les deux signaux (direct et amplifié) sont en phase, et peuvent même s’additionner en phase, c’est-à-dire jusqu’à 6dB de puissance en plus.
  2. Le signal direct contient une fréquence f = (n-1/2).(1/∆t) alors ∆fi = n’.2π = 180° = le signal direct est en opposition de phase avec le signal amplifié. Il s’agit d’une interférence ou opposition destructrice.

Il y a donc un lien direct entre le délai de l’aide auditive et la qualité du signal résultant (direct + amplifié) en fond de conduit auditif. Plus le délai sera important, plus il va créer une première interférence à basse fréquence, avec des « répliques » vers de plus hautes fréquences (2n, 3n, etc.). On parle alors de « filtrage en peigne » dont le premier “creux” (ou interférence destructrice) se situera à un fréquence dépendante du délai de l’aide auditive :

Ce phénomène est visible en mesure in vivo, avec des « pics » et des « creux » correspondants aux sommations ou aux interférences (ici 300/600/900Hz) :

Dans cet exemple, la première interférence destructrice (le « creux ») est clairement visible à 600Hz environ. Cette fréquence peut se retrouver par la formule :

f = (1/2∆t)+k/∆t où ∆t est le délai de l’aide auditive et k un entier naturel représentant la nième interférence (le nième creux du filtre en dents de peigne)

Ici avec f = 600Hz pour la première interférence (donc pour k = 1), on peut facilement retrouver le délai de l’aide auditive utilisée pour cette mesure in vivo : ∆t = 2.5ms

Voilà pour les vilaines formules !

Un phénomène qui se “dilue” dans l’amplification (la porte se ré-ouvre, vous avez accès aux canaux HF)

Les phénomènes d’interférences destructrices et de sommations en phase se produisent sur l’entièreté de la courbe de réponse, tous les multiples de f, donc tous les multiples de la fréquence du premier « creux ». Cependant, ce filtrage en peigne est progressivement masqué par l’amplification de l’aide auditive, qui devient majoritaire par rapport au signal direct.

On considère souvent le « critère des 10dB » comme la différence à partir de laquelle le risque d’audibilité des interférences entre le signal direct et le signal amplifié est quasi-nul.

En effet, si dans le conduit auditif on obtient un signal, résultant des deux signaux, direct et amplifié :

Intensité totale = Intensité directe + Intensité de l’amplification + Terme d’interférence

On en déduit l’addition de deux signaux en fonction de leurs différences d’intensités :

Différences en les deux signaux (dB)012345678910
Valeur à ajouter au plus élevé (dB)32,52,11,81,51,210,80,60,50,4

Au-delà de 6dB d’écart entre les deux signaux, direct et amplifié, la sommation est inférieure ou égale à 0,8dB, delta d’intensité qui va devenir peu audible pour la plupart des patients.

Du côté de l’audioprothésiste (en retard, mais ce n’est pas de sa faute, c’est la faute à l’appareil !)

  1. Une solution contre-intuitive serait de chercher à compenser les interférences destructrices en augmentant le gain dans la zone fréquentielle du « creux » pour chercher à le masquer : cela ne ferait que renforcer le problème dans un premier temps.
  2. Dans un second temps, vouloir amplifier des fréquences inférieures à 750Hz en couplage ouvert sera peut-être possible à partir d’un certain point, si le signal amplifié devient plus fort que le signal direct, mais cela deviendra risqué pour la longévité de l’écouteur.
  3. Certains fabricants, après un test anti-larsen le plus souvent, empêchent l’accès aux basses fréquences en prédiction du phénomène. Chercher à contourner ce réglage en débloquant le système de stabilisation des basses fréquences (inférieures à 1000Hz environ) ré-introduira les distorsions vues plus haut.
  4. Réduire l’aération réduira l’entrée directe, et donc le phénomène d’interférences destructrices.
  5. Enfin, connaître le délai de fonctionnement d’une aide auditive n’est pas inutile lorsque l’on veut conjuguer à la fois la qualité sonore et l’occlusion (ou l’absence d’occlusion).

Conclusions

En conclusion, l’appareillage ouvert, très répandu actuellement, n’est pas dénué d’effets de bord délétères.

Le choix d’un fabricant, en fonction de ce que l’on souhaite faire et en fonction du patient et de sa sensibilité à la qualité sonore prend toute son importance.

Mais il y aura toujours des compromis à faire : un traitement complexe du signal entraînera souvent un délai intrinsèque plus ou moins important. C’est pourquoi il est très important d’avoir à l’esprit que le garde-fou instauré par les fabricants (blocage plus ou moins déterminé des canaux basses fréquences) a pour but de s’assurer de la meilleure qualité sonore en fonction du délai (souvent incompressible) de l’aide auditive.

Un « forçage » des gains dans les basses fréquences alors que le fabricant les bloque à l’origine aura pour conséquence, au mieux, d’une qualité sonore dégradée de la voix et de la musique (surtout) et produira au pire des confusions phonétiques par apparition de fréquences non présentes dans le spectre d’origine.

Je ne saurais trop conseiller la lecture des articles mentionnés dans ce post (confusions phonétiques), et du livre de ce post (dégradation nette de l’écoute musicale, phénomène très marqué avec certains instruments, comme la clarinette, le hautbois, la flute par exemple).

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